2 Avril 2013
Physicien surdoué aux conversations décalées et aux comportements obsessionnels irrésistiblement drôles, Sheldon Cooper a fait le succès de la sitcom américaine The Big Bang Theory, qui a valu à son interprète l’Emmy Award du meilleur acteur dans une série comique. Sheldon Cooper présente tous les traits de la personne atteinte du syndrome d’Asperger, une forme particulière d’autisme associée à un QI très élevé. Depuis une dizaine d’années, les personnages de ce type se sont multipliés dans les œuvres de fiction. C’est ce qu’expliquent deux psychomotriciens du CHU de Toulouse, fans de séries télés et thérapeutes de jeunes « Aspies », dans une étude de la revue de psychiatrie l’Encéphale.
Au cinéma, il y a eu Rain Man, puis Adam ou Mary et Max. Les séries télévisées, comme Grey’s
Anatomy ou Skins, ont aussi abordé la question, tout comme le roman populaire (Millenium, best-seller de Stieg Larsson). Comportements répétitifs et
stéréotypés, socialisation et accès aux émotions difficiles ; mais aussi esprit logique et minutieux, capacités hors normes : la personnalité Asperger se prête à tous les registres,
du drame social et affectif au comique en passant par la science-fiction et le genre policier. Elle intrigue par ses bizarreries et elle fait rire. Elle révèle aussi l’inadaptabilité de gens
par ailleurs autonomes et brillants.« Sur le plan cognitif, ces personnes n’ont pas les outils pour décoder les signaux d’ordres sociaux, non verbaux, si bien qu’ils ne peuvent
identifier les pensées et les affects des autres, encore moins y réagir », explique le psychomotricien Éric Aubert, coauteur de l’étude. Dans la réalité, cela leur vaut rejet et
violence. Dans la fiction, cela ouvre d’immenses possibilités. « Ces personnes ont des ressources qui nous sont inaccessibles et de grandes difficultés quand il s’agit de partager
leurs connaissances encyclopédiques. Cela nous interroge sur nos propres limites et nos aspirations. »
La place grandissante de l’autisme dans la fiction est à la mesure de sa banalisation dans les sociétés occidentales – à l’exception toutefois de la France, qui
accuse un retard important dans le diagnostic et la prise en charge, comme l’a souligné le Comité consultatif national d’éthique en 2007. « Aux États-Unis, dans les pays
scandinaves, cela fait partie du paysage, on en parle à tout propos. Idem au Japon, où cela résonne avec une culture qui valorise une forme de timidité sociale, l’ordre, un respect scrupuleux
des règles et l’usage des nouvelles technologies », dit Josef Schovanec. En 2012, ce jeune homme a raconté ses difficultés et son apprentissage de la vie sociale dans un
témoignage qui a fait sensation, Je suis à l’est (Plon). La popularité du syndrome d’Asperger le laisse pourtant dubitatif. « On nous demande de faire des
numéros de cirque à la télévision, mais on ne dit jamais quelle est notre vie réelle », a-t-il constaté après avoir été enfermé dans son image de surdiplômé
polyglotte. « On omet de dire que les autistes vivent dans une grande précarité, qu’ils ont du mal à trouver un emploi, et que l’Éducation nationale ne scolarise que 20 % des
enfants », tempête-t-il.
À l’étranger, des récits comme le sien sont d’une extrême banalité. En dehors de l’Hexagone, « l’autisme est si bien connu qu’il est devenu tendance ;
on est même en situation de surdiagnostic »,souligne le sociologue néerlandais Peter Vermeulen. Alors que la plupart des autistes sont écartés de l’emploi, on commence à mettre en
avant les qualités exceptionnelles des Asperger pour l’entreprise. Au Danemark, l’entreprise Specialisterne (« les Spécialistes ») a choisi d’utiliser leur
capacités (concentration, repérage et mémorisation des détails, endurance aux tâches répétitives) comme des avantages compétitifs pour le test de logiciel et le traitement de
données. « Nous sommes très bien adaptés au monde digital, et je me suis déjà demandé si nous ne représentions pas une nouvelle étape dans l’évolution de l’espèce
humaine… », plaisante une chef d’entreprise « Aspie », dans le journal suisse L’Hebdo. Aux États-Unis, certains avancent même l’idée que l’autisme est une
forme de spécificité culturelle, et qu’une société autiste alliant ordre, transparence et probité serait viable, voire meilleure.
Il existe une parenté de fonctionnement entre l’ordinateur et le cerveau autiste, comme l’a démontré Peter Vermeulen. « Normalement, l’homme réagit
souplement aux signes et aux mots, car il est capable de leur attribuer différentes significations, explique le chercheur. La machine, à l’inverse, répond à des commandes
univoques ; elle n’est pas capable d’adaptation, ce qui peut la conduire à effectuer des choses absurdes. De même, l’autiste a besoin de consignes claires et précises, car il ne sait pas
utiliser le contexte. »
Voilà qui correspond à une époque qui a consenti à l’« élémentarisation de l’humain », juge Jean-Michel Besnier. Dans son ouvrage l’Homme
simplifié. Le syndrome de la touche étoile (Fayard), le philosophe s’attaque à la servitude volontaire qui nous lie aux machines. « Plus elles envahissent notre
quotidien, plus nous sommes invités à simplifier notre comportement pour le rendre compatible avec elles », s’insurge-t-il. Un monde se dessine où, « pour satisfaire aux
contraintes technologiques, seront favorisés ceux qui ont des comportements d’ordre mécanique ». Un monde fondé sur une communication appauvrie, où chacun
devient « simple émetteur-récepteur d’informations, dont le sens importe moins que leur démultiplication ». Selon le psychiatre japonais Satoshi Katô, les individus
sont obligés de « s’aspergériser » pour survivre.
Les principaux intéressés n’ont pourtant pas la vie facile, même si l’informatique et Internet les aident à contrôler leur environnement. « Ces autistes sont très efficaces dans des procédures de recherche sur le Web, mais dans l’usage social de celui-ci, ils retrouvent toutes leurs difficultés. Ce sont les premières victimes du cyberharcèlement », note ainsi Éric Aubert. Derrière les compétences hors norme, l’autisme demeure, et les personnes continuent de souffrir. « En réalité, les autistes sont de plus en plus violemment éjectés du système, car notre monde est trop rapide, trop chaotique. Il y a trop d’informations à gérer dans un temps toujours plus court, et donc, de décisions à prendre pour trier et hiérarchiser les priorités, ajoute Peter Vermeulen. C’est ce qui met en souffrance aujourd’hui de nombreuses autres personnes. Mais l’autisme est un thermomètre pour la société : si elle n’est pas autisto-compatible, elle est souvent difficilement compatible avec l’humain… »
CRÉÉ LE 02/04/2013 Source : http://www.lavie.fr
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